Notre spectacle voudrait aussi tendre un miroir à notre société qui nie la folie, refuse de prendre en charge les personnes fragiles et démunies et rejette la folie comme quelque chose de toxique dont il faut se prémunir, comme quelque chose qui met en danger la collectivité. La crise profonde de la psychiatrie contemporaine est d'ailleurs étroitement liée au changement de son regard sur la folie. Or, on peut mesurer le degré de civilisation d'une société à la façon qu'elle traite ses marginaux. Le rapport à la folie raconte toujours quelque chose d'important sur l'état de la société... disait Jean Oury.

La société contemporaine a tendance à normaliser toute altérité, à éliminer toute anomalie... les inclassables, les “bords de route“ et “bords de line“, à éradiquer tous ceux qui n'entrent pas dans les cases, tous ceux qui ne tiennent pas le pacte social. Les fous ne sont considérés que par leur dangerosité et en tant que tels, de préférence, incarcérés en prison. La négation de la maladie mentale se traduit par une baisse notable des crédits, la disparition des hôpitaux et des lieux d'accueil des personnes en situation de fragilité mentale et/ou psychique, la démission des psychiatres face à l’aberration des nouvelles mesures technocratiques et organisationnels prises par l'Etat.

Pourtant, la psychiatrie alternative – ou l'antipsychiatrie – et ses représentants comme Jean Oury, Félix Guattari, Gilles Deleuze et d'autres ont, depuis les années 70, démontré qu'il est possible et tout à fait important de reconnaître dans le malade mental l'être individuel, un être tout court car reconnaître le malade sous l'angle de sa fragilité c'est de reconnaître la folie et reconnaître la folie c'est de reconnaître l'altérité, la singularité et l'intégrité de l'être. Et aussi, cultiver le partage, la coprésence des soignants et des soignés au quotidien, dans une ambiance de la “veillance“, une ambiance ouverte, évolutive et évoluante de jour en jour en y incluant le développement de toutes sortes de créativité comme voies complémentaires indispensables à la reconstruction de l'être fragile, fait partie des pratiques de la psychothérapie institutionnelle. Aussi, le théâtre est appelé à faire vivre la folie au cœur de la cité au lieu de la cacher, de la nier.

En ce sens, le spectacle de Passion selon Jean souhaite y souscrire en apportant sur la folie un regard ouvert, bienveillant, drôle ou touchant parfois, mais jamais condescendant. Au lieu de se préoccuper de la maladie de Moi-Lui et de l'univers psychiatrique de l'institution, nous allons permettre au spectateur d'expérimenter, le temps de la représentation, cette sorte d'interzone, de liberté d'être au présent, d'un état instable et dérisoire qui laisse les portes battantes sur le normal et le pathologique (Jean Oury).

Aussi, le point central de notre spectacle n'est pas la souffrance que pourrait suggérer le titre ou la clinique de l'état psychopathologique de Moi-Lui, mais plutôt l'expression de la passion en tant que rapport amoureux des deux personnages envers la vie, une vie vécue pleinement, sans autre ambition que de la vivre au présent, et dont la trajectoire oscille entre la gravité et la joie, entre le sérieux et le jeu, entre la spontanéité naïve et le burlesque ; L'accent est mis sur le plaisir du jeu entre les deux protagonistes et une profonde connivence qu'amène le partage d'une vie commune au jour le jour, dans un rapport à la fois simple et profondément humain.

Un autre point de vue importe pour la mise en scène et la scénographie, c'est ce qu'évoque le sous- titre : Mystère pour deux voix d'après « Quatre actes profanes ». Les Mystères se jouaient annuellement sur les parvis d'églises et places publiques à Pâques, pour commémorer la Passion du Christ ; un cheminement, des étapes franchies par lui dans son ascension au Golgotha. Périodiquement, un même rituel donné au peuple et joué par le peuple, se répétait et se répète encore, celui d'un renouveau de la Vie par la Mort, l'avènement du Printemps du monde après le passage par la mort hivernale. Mais cela pourrait être aussi l'image des rituels initiatiques perpétués depuis les temps très anciens à travers des cultures et civilisations du monde entier, pratiqués jusqu'à nos jours, qui permetteraient le franchissement d'étape dans la vie de l'individu, la re- naissance à soi sous une nouvelle forme ou le passage d'un état de conscience ancien à un nouveau ; rituels dont la forme pourrait apparaître, sous notre regard rationaliste d'aujourd'hui, comme états de folie momentanés. D'ailleurs, sur la place publique, la représentation populaire des Mystères était emprunt de dérision, de bouffonnerie même.

Mystère ou rituel, notre spectacle révèle un univers créé par deux êtres, un espace-temps qui leur appartient, un univers constitué d'un quotidien simple et tout aussi répétitif. Cet univers sera, par intermitence, beigné – littéralement – par la présence des images vidéo ou photographiques de liquides, d'eau, de masses liquéfiées et de corps solides en mouvement... projetées au sol et sur les rares éléments du dispositif scénographique, reflétant états intérieurs, émotions, pensées... parfois troubles... des personnages.
Le corps de Moi-Lui ne porte pas des stigmates apparents de sa pathologie. Moi-Lui est un jeune homme maigre avec un visage d'oiseau, toujours aux aguets, pleinement présent à chaque instant. Il passe sans transition des mouvements lents aux mouvements rapides, acrobatiques même, ou bien soudain s'arrête ou s'écroule comme s'il ne tenait pas debout. Des flots de parole ininterrompue, itérations et spirales, jaillissent de lui sans contenance apparente, plus musique que sens, l’insensé étant sens. Dans la nature, Moi-Lui est capable d'épouser les mouvements des arbres, de suspendre son vol, courir, se laisser tomber ou danser... somme toute il est heureux quoi que parfois mélancolique. Pendant ce temps, un peu à l'écart, Jean, l'infirmier, sur une chaise somnole, les yeux mi clos comme un chat, ne perdant rien de ce qui se passe autour prêt pour intervenir. À d'autres moments, fidèle à son devoir, Jean se laisse embarquer par des propositions inatendues de Moi-Lui, dans des jeux dictés par l'imagination et l'intensité de son être au monde, son délire... quitte à s'y perdre parfois, à y perdre sa propre identité – c'est que la folie est la part commune de tous les hommes et en tout être somnole la capacité à développer une faille, un trouble.

Jean est un “pontonnier“, il établit des passerelles entre les mondes... celui de Moi-Lui et le sien, entre l'administration et ses malades, entre l'inévitable et ce qui pourrait être évité, entre ce qui est à faire, les différentes instances et des étapes à franchir pour y arriver... entre la parole et les silences, entre la souffrance et la joie. Jean, “le gros bonhomme expéditif“, respire la force et la générosité. Il fait ce qu'il a à faire avec une évidence et une simplicité qui ne laissent place à aucun jugement, ni ne portent, dans la durée, de trace d'aucune mauvaise humeur.

La connivence entre les deux complices s'inscrit tout aussi bien dans la parole que dans les silences, et quoi que le texte ne soit pas écrit sous forme de dialogue à proprement parler, Jean et Moi-Lui dialoguent en continu dans cet espace qui est le leur, dans et par leurs corps, par leurs jeux, mouvements et actions qu'ils partagent. Et le public est invité à goûter cette complicité jouissive de deux hommes dans un univers créé et tous les jours re-créé par eux.

Le débit rapide du texte des deux personnages que demande le texte lui même, sera travaillé par les acteurs dans le sens de sa musicalité... en respectant la rythmique inscrite dans l'écriture, alternant paroles rapides et temps de silence, privilégiant des ruptures fulgurantes, des assonances et allitérations et au plus près des indications du traducteur de garder les élisions là où elles sont écrites, « faire toutes les liaisons et ligaments possibles et imaginables ».

La spécificité de l'écriture du texte de la pièce elle même étant constituée de deux monologues parallèles et bien distincts par leur forme, ne suggère pas, au premier abord, la possibilité de leur croisement pour donner naissance à un dialogue. Le rôle de notre mise en scène sera alors de tenter de créer, par un échange non-verbal, par le rapport des deux corps à l'espace, des actions et jeux entre les deux protagonistes, une sorte particulière de continuité dialoguée...

Olga Jirouskova, metteur en scène

Revenir sur le site